J’avais dix ans il y a dix ans.

le 03/06/2003 à 23h00

J’ai dix ans, et je suis en CM2. Normalement, je devais pas passer en CM2, mais directement en 6e, mais maman a pas voulu. C’est peut-être mieux comme ça, il paraît qu’au collège, les 6e se font bizuter. J’ai 10 ans et je suis à l’école de Menat, dans la classe de Monsieur Brunet. Je suis toujours preum’s pour les dictées et les rédactions. Je suis premier de la classe, enfin avec Laetitia, parce qu’elle aussi elle est vachement forte. Je suis aussi délégué de la classe après une lutte acharné contre James. Comme je l’ai battu, il fais rien qu’à m’embêter pendant la récré. Mais à force de m’embêter, tout le monde ne va plus lui parler, bien fait pour lui. Même le garçon qui habite chez lui, Davy ne lui parle plus à l’école. Avec Davy, on s’amuse bien et on parle beaucoup. C’est le seul garçon noir que je connaisse, mais ça change pas grand chose.
On parle de plein de chose, de la ville ou il habitait avant, de la télé, des choses qu’on aime, un peu des filles. Des filles, parce que je suis amoureux de Magali. Elle est jolie, elle vient de Guadeloupe, c’est pour ça qu’elle est toute bronzée. Elle le sait pas et puis j’ose pas lui dire, parce qu’elle se moquerait de moi. Peut-être qu’un jour je lui dirai, mais c’est pas grave de toutes façons si je lui dis pas. Les filles, elles comprennent jamais rien et en plus elles n’aiment ni la Game Boy, ni le basket.

Le basket à la récré, ma Game Boy, l’odeur de craie et de cire de parquet de la classe, les Pif Gadgets de la bibliothèque de l’école, l’église qui sonne les heures et les tourterelles qui chantent toute la journée, le soleil qui éclaire ma feuille blanche, les vieux livres et comics américains qui traînent dans un réduit de l’école, les tables rondes de la cantine, le car de l’école qui me ramène à la maison, les parties de chat glacé, l’économie parallèle basée sur l’échange de bonbon, les dessins animés, la cabane cachée dans les bois derrière chez ma grand-mère.
Il ne me reste que des souvenirs flous et le vague sentiment d’avoir été assez heureux.
Et puis début du trou noir. L’adolescence. En quelques années, j’ai perdu toutes les illusions que j’avais quand j’étais gosse. Comme Niagara, j’ai vu la guerre, j’ai vu le sang, mais aussi le racisme, la maladie, l’injustice, la barbarie, le fanatisme, le football et le sport obligatoire à l’école. On m’a appris ce qu’étaient la Shoah, Hiroshima, l’esclavage, les guerres de religions. On m’a montré la réalité du monde. Le gamin rêveur de mes dix ans se prenait de sérieux coup de pieds au cul. Alors, je suis devenu un brin misanthrope, cynique, asocial. Je suis passé d’un optimisme enfantin à une attitude beaucoup plus pessimiste. Je me suis blindé à coup d’humour noir. J’ai compris que les hommes étaient des animaux dangereux et qu’ils étaient capable du pire.

Plus j’avançais dans l’adolescence, plus j’avais hâte d’en sortir. L’adolescence, c’est comme les toilettes publiques quand on a une affaire urgente à expédier. On est très pressé d’y arriver et une fois qu’on y est rentré, on est très pressé d’en sortir. C’est pas que je pas aimé mon adolescence, je m’y suis pas réellement embêté, j’ai pas été une tête à claque à problèmes et ma crise adolescente n’a pas vraiment durée, vu que j’aime pas faire comme les autres. Mais ça commençait à me peser. Ca n’a servi qu’a me faire perdre beaucoup d’illusions et à me rendre fort peu sociable. L’adolescence, ça m’a appris à être individualiste, méfiant, paranoïaque, névrosé, complexé mais ça m’a aussi donné un solide sens de l’humour pour pouvoir me protéger.
Le joyeux bambin qui portait mon nom il y a dix ans n’existe plus que sur les photos et dans un recoin de ma tête. Il se cache et continue à s’amuser comme si de rien n’était, il n’est pas encore conscient de la folie du monde qu’il l’entoure. Je l’envie tellement ce gamin. Il ne vit que pour les tartines du quatre heures et les dessins animés. Il n’a pas de problèmes de sociabilité, il passe son temps à rire et à s’amuser. Ce mioche, il m’emmerde avec son bonheur inconscient.

Dix ans plus tard, le gosse que j’étais refuse de se laisser abattre. Quand j’attrape un mec dans la rue en criant « CHAT », quand je fais des jeux de mots lamentables, quand je lis avec bonheur un bouquin, quand je coure partout en hurlant des idioties, quand je fais des trucs idiots avec mes amis, il est là, il rit et se moque complètement du reste du monde et du regard des gens. Le Benjamin d’aujourd’hui aime le Benjamin d’il y a dix ans. Reste à savoir si le Benjamin d’il y a dix ans aimerait ce qu’il est devenu.
En tout cas, si les deux Benjamins se rencontraient, il y aurait probablement quelques claques-doigts lancés sur des gens, des coups de sonnette chez les vieux accompagné d’une crotte de chien en feu sur le paillasson, et d’autres idioties sans gravité. Pourquoi ? Parce que le type de 20 ans qui écrit ces conneries ferait tout pour pas oublier ses dix ans.

Soundtrack: Le Klub des Loosers – Poussières d’enfants (The dead children anthem)